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Textes

Entretien avec Michel Poivert, 2004

Michel Poivert : Je souhaiterais que nous consacrions tout d’abord un temps à la caractérisation de ce qui me semble au cœur de votre œuvre : l’espace. L’expérience que le spectateur accompli face à vos images, expérience qui n’est probablement pas toujours consciente, consiste à se confronter à un traitement spatial plus généralement réservé aux pratiques sculpturales. En effet, les objets comme les personnes représentées semblent soumises à des forces - tels que la compression, l’équilibre, en un mots des forces « gravitaires » - bien plus qu’ils ne semble régulés par l’espace géométrique de la perspective que propose l’enregistrement photographique. N’y-a-til pas là un espace spécifique, disons « tosanien » !

Patrick Tosani : Dans mes premiers travaux, je parlais volontiers d’énergie, d’un équilibre d’énergie, d’égalité des forces. Il y a toujours eu devant moi un espace d’expérimentations dans lequel le “réel” est considéré comme un matériau de travail. Le réel expérimenté dans l’espace de prise de vue est soumis, comme toute expérience physique, à un jeu de forces. Parcontre l’image, elle, échappe à ces contraintes. L’espace photographique est régi selon ses propres règles avec un vocabulaire de formes spécifique. C’est sans doute cette partie du réel perdu que je compense jusqu’à même dans certaine séries contredire ou déjouer ces forces de gravité. J’ai beaucoup réfléchi sur ce qui constituait l’espace photographique à travers des notions de plans, de coupes, de transfert du réel. Puis l’espace que j’essaye de mettre en oeuvre est aussi un espace relevé, au devant du spectateur. D’une façon frontale et directe pour faire face au regardeur. Ce relèvement de l’espace est géré selon différentes procédures ou différentes mises en espace qui vont des objets choisis, aux angles de vue spécifiques(c’est à dire mon positionnement dans l’espace lors de la prise de vue), à la décontextualisation des choses ou des modèles et puis tout ce qui est inhérent à la photographie: la lumière, la profondeur de champ, la texture... Le cumul de ces paramètres définit effectivement un espace différent d’un espace perspectiviste. Si l’on prend l’exemple des « têtes », je me proposais de photographier le dessus d’une chose par le dessus. C’est-à-dire : opérer une redondance descriptive (qui peut amener, mais c’est une autre étape, à la question d’une sur-signification). Il y a donc une lecture particulière susceptible de créer un espace singulier. Je ne dirais toutefois pas que j’ai conscience de travailler à la définition d’un espace spécifique au point de me l’approprier. Plus concrètement, je me pose systématiquement la question : quelle réalité vais-je restituer ? Que va devenir l’objet ? Deux questions qui président à un mode descriptif qui tend à extraire – abstraire - les choses de la réalité.

Michel Poivert : Évoquons les pièces anciennes : les tambours, les cuillères et les talons. Il ne s’agit pas de « sujet » mais avant tout, traiter dans des formats importants, d’objets qui se mettent en tension avec le cadre : la cuillère impose son ovale, sa concavité et le jeu de sa réverbération au rectangle du cadre, on dirait une équation sculpturale ; de même le tambour propose sa géométrie circulaire mais en offrant le caractère primitif du plan de cette peau maltraitée ; ou bien encore les talons – figure absolu du maintient du corps en équilibre instable – semble rythmer un espace sur le mode sculptural…

Patrick Tosani : Si je ne suis pas dans un rapport optique à l’objet c’est que d’emblée j’inclus le corps du spectateur comme une donnée physique de l’image. Comme un paramètre dans la construction de l’image. Cela explique aussi le choix des dimensions : la cuillère miroir, tendue au spectateur, capte son reflet jusqu’à le contenir intégralement dans son ovale. Le talon avec la variation de ses différentes formes semble grandir (sur un mode expressif, du plus petit au plus grand) sans recourir au grossissement (optique) ou au changement de point de vue (plan rapproché) ; face à ces objets, le spectateur est plus ou moins grand, ou bien à l’inverse il sert de repère face à un objet qui grandit dans l’espace.

Michel Poivert : Si l’on pense maintenant à la série des tas de vêtements, là encore nous sommes en présence d’une image où les objets obéissent bien plus à la loi de la gravité qui les compresse qu’à une composition optique.

Patrick Tosani : Rappelons que la procédure consistait ici à recouvrir quelque chose. Lors des premiers essais, les habits étaient jetés sur un corps jusqu’à la perte du repère formel de ce corps, pour les autres images, les vêtements recouvrent des formes diverses. La question du processus devenait : Qu’est-ce qui fait corps: le corps ou l’objet? Où s’arrêter dans l’amoncellement, à quel moment, donc, décider de l’image ? Livré à des arguments strictement formels, j’ai trouvé la limite de cette série (brève puisqu’elle ne compte que quatre pièces). Mais en fait le processus trouvait sa logique ailleurs que dans la constitution d’une « composition ». Elle se trouvait dans l’écho qu’elle produit avec la série des corps vue par dessous. Non seulement parce que ce corps pouvait être interprété comme le corps recouverts que ne laissait plus deviner l’amoncellement de vêtements, mais parce que le corps vu de dessous est littéralement compressé dans ses vêtements par son propre poids (la position agenouillé rendant la chose encore plus efficace), c’est-à-dire que les deux opérations corps-vêtements, tout en reposant sur des paramètres différents – amas et enveloppe – constitue l’image sur une tension, une compression ou bien à l’opposé un étirement, une extension informe.

Michel Poivert : L’image du tas de vêtements, très coloré pourrait évoquer des travaux de l’arte povera ou plus encore les célèbres sculpture en feutre de Robert Morris, ces références à la sculpture comme à l’installation ont-elle été mobilisées ? Et par ailleurs peut-on parlé d’une théâtralité des objets ?

Patrick Tosani : Je ne conçois pas mon rapport aux vêtements comme une relation à un objet pauvre mais avant tout comme un objet « corporel », enveloppe, bien sûr, et plus encore prolongement du corps ou plutôt l’interface du corps et de l’espace. Néanmoins, mes repères de l’époque sont clairement du côté de l’Arte Povera, du minimalisme et du land art. Le rapport à la matière brute m’a beaucoup nourri et c’est comme cela que j’ai conçu la photographie : comme une expérience physique et non comme une image. La pratique du constat et de la réflexion sur l’image participe d’une expérience. Mon référent n’existe pas en dehors de l’image, de l’action ou de l’événement qui le constitue, comme rien de ceci n’existe indépendamment du spectateur de l’image. L’idée qu’un lien unisse l’ensemble des éléments de cette chaîne qui forme l’œuvre est essentiel. De là dépend qu’il s’agit d’une présentation des choses : voici ce qui est devant moi et devant vous – objectum : chose placée devant. On a beaucoup parlé de « mise en espace » et de « mise en scène » à une certaine époque, je ne sais toutefois si l’on peut désormais parler de « théâtralité ». Une chose est sûre toutefois, c’est que que je définit et intervient dans un espace que je calcule. Dès le début de mes travaux, je disposait la caméra ou l’appareil de telle manière à définir un champs visuel donné. Cet espace construit (une scène ?) j’y faisait des actions, je cherchais à le remplir de quelque façon que ce soit.

Michel Poivert : En considérant la série récente des « chaussures de lait », cette époque d’expérimentation qui me semble typique du conceptualisme des années 70, où l’atelier était réinvesti sur le mode spéculatif comme une scène, me semble terriblement proche ! Les chaussures ont été remplies, l’écoulement par l’ouverture et les coutures observé jusqu’à ce que les flaques dessinnent une forme satisfaisante, et l’image a été prise : c’est une action qui fait image de même que l’objet chaussure semble devenir un moule dans lequel une substance vient prendre forme (humaine). Toutefois, et à la différence du photoconceptualism qui négligeait la qualité plastique de l’image – ou lui préférait le caractère brute du document – un équilibre est établit entre expérience et image, équilibre qui les rend interdépendant.

Patrick Tosani : J’ai toujours attaché beaucoup d’importance à l’équilibre de cette interdépendance. Elle est très spécifique à la photographie. On peut dire je crois qu’un espace réel devient un espace photographique s’ il y a cette interdépendance de l’expérience du réel et d’une forme visuelle signifiante. Les chaussures ont été choisies comme un vêtement de plus dans la suite de ces ensembles qui utilisent les vêtements. C’est donc l’expérimentation d’une partie du corps qui tombe vers le bas. L’ouverture blanche des chaussures remplies de lait est aussi un renvoi formel aux yeux blancs des “Masques”. J’établis également des liens entre les images. Il ne s’agit plus de l’échelle des objets mais de l’échelle des images.
Concernant les “Masques” par exemple, ce sont des vêtements(pantalons et chemises) encollés et rigidifiés reprenant sommairement la forme du corps. Ces objets sont photographiés à l’horizontale sur un plan de travail et par un effet de compression optique, une figure de masque se révèle. On ne voit plus l’objet pantalon mais une nouvelle figure. Il s’est crée un écart très faible et cet écart est le lien qui relie l’objet, l’événement et le spectateur. Plus cet écart est minime entre l’objet et la forme rendue visible par l’image, plus le propos est efficace. Le lien est ce qui se transfert du réel vers l’image, l’écart le plus mince possible entre la description et le basculement dans l’image. Je n’ai jamais mis de côté l’efficacité formelle de l’image, je recherche la simultanéité de l’expérience menée et de l’efficacité de l’image.

Michel Poivert : L’espace de l’expérience, où se performe une action, en quoi peut-on dire qu’il se distingue de celui, fort trivial, du « studio » tel qu’on l’entend dans la photographie professionnelle ?

Patrick Tosani : Comme vous l’avez nommé, il s’agit d’un espace d’expérience et d’expérimentation et non d’un espace de réalisation et d’application. L’espace photographique ne se définit pas exclusivement en tant que photographique, il se définit pas rapport à un espace reconstitué, par rapports aux différents sens ou codes véhiculés avec les objets manipulés, leurs interrelations ; il se fait dans ce qui se passe formellement et dans l’action qu’il s’y joue, c’est un terrain plus subtil qu’un simple « lieu ». On m’a souvent demandé pour quelle raison je ne crée pas des objets ou des sculptures : c’est vrai, je n’ai expérimenté que la photographie, car je suis persuadé que le travail que je mène est dans l’image et non dans l’objet photographié. L’objet n’existe que dans l’image construite.

Michel Poivert : Comment doit-on alors comprendre le statut du corps dans votre œuvre ? La simultanéité de son « vivant » et de l’image s’exerce-t-elle sur un mode de révélation d’une individualité, d’une histoire ?

Patrick Tosani : Je ne suis pas dans un processus de représentation du corps, mais dans un énoncé. Prenons le cas des photographies de têtes vues du dessus, les cheveux ne montrent rien de l’identité. Cela montre à la fois une grande singularité des individus et quelque chose de très général. Comment montrer l’aspect physique d’un fragment de corps, d’une chose dans un propos à caractère général ? C’est ce que j’ai cherché en étant très proche visuellement des modèles, sans en avoir rien dévoilé. On est donc dans une très grande généralité de la personne plus que dans l’individualité. D’une manière similaire, avec « les ongles », il s’agit de montrer du vivant. Ce n’est pas morbide même s’il y a une dureté et une étrangeté de l’image. Formellement, l’ongle par sa convexité et son aspect rongé fragmente le champ de vision, dans le même temps, la photographie resserre cette énergie de la chose qui croît. Je ne m’intéresse pas à une conception de la photographie qui « embaume” le référent comme un instant du passé. Je propose l’image comme une proposition vivante, recyclée en permanence par le spectateur. Mais pour être réactivée, il faut qu’elle soit cohérente en elle-même et porteuse de sens. Si j’utilise le corps c’est pour son efficacité dans un tel processus.

Michel Poivert : A l’occasion d’une récente commande du musée Niépce de Châlon sur Saône, vous avez réalisé des photographie très singulière au regard de votre corpus. Des portraits d’enfants, des architectures et des enfants jouant au ballon en Syrie : l’expérience menée ainsi engage-t-elle votre travail dans une direction qui rejoint des préoccupation plus politiques ou, mais le
terme est malheureusement galvaudé en photographie, «humanistes» ?

Patrick Tosani : La commande du musée Niépce(“Le Grand Tour”, 2003) proposait à trois artistes(A. Leccia, J-L Moulène et moi-même) de porter leurs regards respectifs sur plusieurs pays du Proche-Orient. L’objectif du musée et de son directeur F. Cheval était d’une part de restituer aux institutions photographiques de ces pays une sélection d’images du fond ancien et parallèllement de solliciter le regard d’un artiste contemporain. La question qui m’était posée concernait la Palestine, mon travail ayant été réalisé dans une école palestinienne de Damas. Comme toute commande que j’avais pu réaliser auparavant, celle-ci devait répondre aux questions posées et en même temps être intégrée à l’ensemble de mon travail.La suite de ma série des “Masques”(1999-2000) suggérait la présence d’un corps, d’un visage, d’un regard dans ces vêtements colorés qui faisait déjà “corps”. Le travail avec les visages d’enfants venait d’être amorcé dans l’atelier avec mes enfants. Mais réfléchissant à cette commande, il m’apparaissait intéressant de photogaphier les enfants palestiniens entourés de ces chemises encollées et colorées. Elles révèlaient des notions d’espaces singuliers, de territoires, de frontières, d’isolement, mais aussi de dépendance à l’environnement. L’aspect lumineux et coloré des visages suggérait une image positive d’une situation pourtant dramatique. L’enjeu pour moi étant de porter un regard distancié sur un conflit que personne ne peut ignorer tant il est présent depuis plusieurs dizaines d’années.A ce titre tout citoyen doit ou peut avoir un avis sur la question.La difficulté de cette commande est de trouver la distance nécessaire entre le champ politique et le champ artistique. L’atelier de travail mené dans l’école palestinienne de Damas m’a permis de réaliser ces “portraits d’enfants” comme je les avais prévus. En cours de travail, il m’est apparu que cette procédure de prise de vue isolait trop les modèles de leur contexte. J’ai donc senti la nécessité de photographier ces enfants dans le contexte de leur école, de leur quotidien, en train de jouer au ballon: ce sont les images auxquelles vous faites référence. Je crois que dans le terme politique, il faut distinguer l’aspect historique, évènementiel, médiatique, de l’aspect concret de la réalité quotidienne. J’ai plutôt choisi d’aborder les choses par ce deuxième aspect qui offre probablement plus d’ouverture poétique. En ce sens, je ne me crois pas si éloigné de mes préocuppations précédentes autour du corps, de l’individu, de la personne; j’y ai ajouté un contexte, un lieu. Le lieu, c’est être là à un moment donné.

Michel Poivert : Vos plus récents travaux vont mettre en scène, cette fois-ci à l’atelier, des personnes (des personnages ?); quelles seront leurs caractéristiques, et seront-ils comme préalablement des «corps» sans visages, ou bien l’expérience du «Grand Tour»
a-t-elle modifié votre approche formelle de l’humain ?

Patrick Tosani : Depuis mes tous premiers travaux, j’ai toujours mis en avant un processus d’expérimentations qui produisait le travail et qui simultanément le découvrait, c’est à dire que le travail se fait dans le travail. Je crois que cela est très spécifique de l’expérience artistique.Le projet du “Grand Tour” a donc bien évidemment enrichit mon propos maisje n’ai pas assez de recul pour l’ évaluer. Il est sans doute de l’ordre de la prise en compte d’un “lieu” ou plutôt, comment un questionnement sur le monde est rendu visible par un lieu, par un contexte, ou avec des personnes et des visages. Le travail actuel, amorcé et en cours ( je reste prudent au risque de contredire ce que je viens de dire plus haut) s’intéresse à des personnes de grandes tailles, d’une certaine corpulence, lourdes et massives. Les premières approches ont été réalisées dans la rue de manière frontale et décentrée. Mais je suis en train également de construire un “lieu” dans l’atelier, de régler un espace qui puisse me permettre des points de vue précis et imperceptibles qui je l’espère révèleront à nouveau une certaine frontalité, un certain relèvement du personnage. Le visage sensiblement déformé des modèles doit être signifiant.
Mais ce ne sont encore que des hypothèses à confirmer et le travail peut tout à fait se déplacer.


Michel Poivert et Patrick Tosani