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Textes

Changements d'état, 2014

Patrick Tosani souffre d’un mal profond. Son « moi » photographique est frappé d’un doute chronique, une tendance à se défaire des séries précédentes, accompagnée d’une envie irréfragable de tout recommencer. Les épreuves se suivent exposant une inquiétude liée au travail, une pratique salvatrice. Etre photographe, c’est travailler comme si on n’avait de nez que pour la chimie ! L’envie de faire de belles images pour donner aux spectateurs de petites jouissances esthétiques est pour lui proprement inimaginable.
Nulle part dans la production contemporaine la photographie n’a affiché autant de feintes. Il faut à tout instant que les travaux de Patrick Tosani paraissent plus neutres, plus froids, voire distants. N’ayant toujours fabriqué que des leurres, l’œuvre a bien souvent été réduite à un exercice de description et de dissection du médium. Non que les travaux accomplis autour de l’objet photographique aient provoqué une compréhension superficielle. Mais à voir toutes ces matières étranges mises en concurrence, à regarder ces situations difficilement déchiffrables, on doit accorder à l’auteur une vision plus complexe de la photographie qu’un simple décryptage du médium. C’est ce malentendu qu’il est temps de lever. Le jugement doit désormais porter sur ce que l’on voit, c’est-à-dire sur la nature latente des images, sur ce qui n’a de cesse de se dérober. Il y a bien une lucidité tosanienne mais si elle s’exerce sur le caractère fétiche de la photographie elle s’attache à remettre en cause sa prétention à être l’appareil de la modernité. Quand d’autres recherchent l’unité, Patrick Tosani s’abandonne au tourment de l’inachèvement, à l’instabilité des choses et à leurs changements d’état.
La complexité de la photographie est presque devenue proverbiale depuis les années 1970. L’objet est par nature contradictoire, mais jamais tenté par la résolution de ses conflits internes, Patrick Tosani cherche à protéger ses antinomies originelles. C’est grâce à cette irréductible opposition que l’image reste vivante. La pensée se montre soucieuse de poser le problème de la nature des éléments, des rapports de la photographie au vivant. La photographie ne se conçoit pas comme une mise à jour des événements. Elle n’est légitime qu’en tant que système d’enregistrement d’états de la matière. Sa pratique, fabriquer des images, n’est plus une finalité mais un procédé prométhéen de retour sur l’idolâtrie.
Pour cela, le photographe n’hésite pas à s’abandonner ouvertement et consciemment à ses intuitions. Ce sentiment d’étrangeté à l’égard du réel alimente sans cesse ce besoin de construire un objet expérimental original. Ce qui n’est en rien contradictoire avec la fidélité de l’engagement de Patrick Tosani vis-à-vis de la vie réelle, celle que l’on doit décrypter et qui se refuse à nous, insidieuse. Pour cela, il purge sans discontinuer l’image. Il la contraint. Contre l’empressement où nous sommes d’éprouver ces jouissances qui nous sont si copieusement exhibées, il cherche, - combat permanent -, à nous éloigner des représentations les plus grossières.
Soucieux de la pertinence de son propos, il rentre en réaction directe avec son propre travail. Il choisit de donner à ses productions l’allure d’une série infinie de dualités. Tout fonctionne en couple d’éléments opposés. Patrick Tosani tient à ces désaccords. Parce qu’il ne croit plus guère aux petites histoires photographiques, à l’imitation du spectateur qui, de son côté, n’y arrive plus aussi. Il a pris alors pour précepte de tout recouvrir.
Le recouvrement a pour principe de modifier le sens. Une seconde peau enserre et, en même temps, excite les corps et les matières. En fait, l’“enveloppe” malmène le vieux système de communications de signes. Elle redéfinit les contacts avec le monde extérieur par la modification de la structure elle-même. L’état primitif de l’objet, quel qu’il soit et quelle que soit son histoire, noue une autre réciprocité au monde. C’est la formule qui engendre la figure.
Une enveloppe dépourvue de contenu ne peut être l’essence même de la vie, pourtant, dans le cas des images de Patrick Tosani, on ne distingue plus la surface du contenu. Le changement d’apparence est une modification d’essence. On ne peut alors s’étonner que de telles situations déclenchent des réactions de rejet chez le spectateur. La physionomie en voilant la configuration des choses l’a mutilée en lui ôtant tout sens commun et valeur d’usage. Opération nécessaire, car, il faut le redire, la photographie traditionnelle n’a rien résolu.
Cette innovation photographique se pose à la confluence de la méthode et de la pratique. Elle tente de façonner une autre matière de penser le regard et réexamine la matière.

L’idée d’une seconde peau comme objet autonome, dissimulant l’original, n’est pas une idée neuve, par contre le traitement l’est.
La pellicule déposée se voit désormais dotée d’une forte valeur ajoutée. La métaphore photographique prend alors tout son sens. La seule vérité du tirage s’inscrit dans ce moment particulier, le contact entre la réalité et la surface sensible. Le modèle sensoriel et physique fait de ce point de jonction un modèle phénoménologique, mettant l’accent sur l’interaction entre la nature de la zone de contact et sa résistance ou sa perméabilité aux forces extérieures. Ce qui singularise l’époque ne se résume pas uniquement au stockage mais à son caractère sélectif. La membrane différencie les informations par une sélection des événements. En ce sens, la photographie est la grande escroquerie de la modernité.

La nature originelle de la quête du réel par la photographie, - c’est une tradition de la pratique -, n’envisage les rapports avec l’environnement que sous la forme de l’analogie. Ce qui est reproduit serait la copie conforme de l’objet réel. Cette vision de la surface comme un élément qui ne peut être arraché sans transformation de la structure interne de l’objet n’est finalement qu’une ruse de l’anthropomorphisme. Ces masques imaginés par Patrick Tosani, gaines temporaires, explicitent la mainmise du regard de l’homme sur le monde extérieur. Cette volonté de l’homme, sanctifiée par l’acte photographique, a pour ambition de rendre présent l’absent. Si l’image n’est pas un miroir de la figure, l’absent qu’il est censé représenter s’avère le grand exclu du médium. Comment ne pas saisir alors que l’exploration menée par Patrick Tosani va au-delà du simple phénomène photographique pour interroger le caractère anthropologique du regard.
Les images tosaniennes sont d’autres figures du désir et de singulières formes du savoir. Elles n’existent que d’avoir été transgressées. En recouvrant d’un voile étrange, voire grotesque, l’objet nu, Patrick Tosani ne cherche pas à taire l’essence sensible de la chose. Il s’adresse à nous et demande que l’on vérifie les fondements de la communauté du visible. Face au spectacle inacceptable de certaines mutations, c’est toute une histoire culturelle qu’il met à mal. Rien de ce que l’on voit ne ressort d’anciennes catégories artistiques (surréalisme, postmodernisme, objectivisme…). Les images antinomiques de la vérité supposent notre disposition au mystère et à l’étonnement. Elles n’attendent que notre puissante imagination. Voilà l’injonction que Patrick Tosani nous adresse.
Il ouvre un monde, celui des forces internes à la nature : là où les puissances vitales, l’énergie, le magnétisme, composent avec les éléments premiers, le feu, l’eau et l’air. C'est ce monde difficilement pénétrable que nous devons retrouver. La sensibilité du spectateur doit entrer en communion avec le corps de l’image inconnue. On doit absolument s’abandonner si l’on veut ressentir ce qui opère de l'intérieur. Quand nous sommes sollicités par l’insolite, nous sommes en droit de se demander ce que veulent les images ? Bien que les objets représentés paraissent faibles, et ils le sont, bien qu’ils ne soient pas nobles par nature, au travers de ces énergies invisibles, on accède au corps même de l’origine. Inversion radicale du geste photographique, le cliché rend compte d’une histoire longue, faite d’invariants et de matériaux premiers.
C'est dans le but de se protéger que Patrick Tosani compose l’image de constructions en argile, des Golem photographiques à qui il insuffle la vie. Dans la légende juive, un rabbin de Prague modèle un être d’argile dans le but de protéger sa communauté. D’apparence humaine, l’être de boue ne dépend que de son concepteur. Il n’est mu que par les principes secrets de cette haleine de vie qui se répand sur l’objet. Il y a quelques points communs entre le Golem, ce monstre d’argile, et le dispositif tosanien. Tous deux faits d’une "matière informe" échappent au contrôle de leur créateur. Ils ne parlent pas d’eux-mêmes et se développent sans fin selon des lois occultes. Seules comptent leur puissance et leur force de vie. La terre fait le corps. Elle n’est pas qu’une simple matière première, un « bouillon primitif », elle accompagne le déploiement de la structure visible. La machine de terre composée de briques est une demeure impénétrable. Ce monde clos se tient à l’écart des périls du dehors, c’est-à-dire des images pauvres de la réalité.
Ne cherchons pas à voir dans ce propos une volonté de purification artistique et morale. L’enduit n’a pas proprement de fins curatives. Il s’agit d'accomplir autour d’un objet inerte, les restes de maquettes précédentes, un certain nombre de rites qui doivent renouveler le genre. Il faut donner un nouveau souffle à la photographie, la féconder en recouvrant l’ancien d’une pâte, d’une matière génératrice. Patrick Tosani, en kabbaliste amateur, a recours à des procédés simples et les bricolages sont visibles. Il se saisit d’objets anciens, les découpe et les aboute sans sens précis. Il recouvre le tout d’un jus terreux. Le geste prométhéen est alors prolongé de projections d’images sur la surface débarrassée de toutes les empreintes précédentes. On ne peut construire du neuf que sur les ruines des séries antérieures.
La tour se déploie par l’empilement de matériaux de récupération. Faite de toutes les autres maquettes antérieures, elle s’en distingue par la couleur monochrome et son revêtement d’argile. Elle s’érige par strates d’histoires anciennes. L’image révèle le caractère pour le moins composite de la construction assujettie à tout un système d’échanges entre l’intérieur et l’extérieur. C'est ici que règne le mystère. Sans aucune indication d’échelle, le spectateur se trouve en position d’observateur et passe sans suite logique d’une forme a priori sans signification à une métaphore de la photographie. On met du temps, il faut l’avouer, à reconnaître quelque chose de sensé dans cet agencement dont on peut supposer qu’il n’est que la maquette d’une destruction babélienne.

Telle que la conçoit Patrick Tosani, l’érection de la tour relate avant tout l’histoire de la création, de l’œuvre et de sa perception. Elle trouve son prolongement naturel dans les séries précédentes, jusqu’à en faire la seule justification possible d’une modernité impossible. La tour n’est orientée vers aucun sommet. Elle n’entraîne pas les hommes vers les hauteurs. Et surtout ne montre pas les étoiles. Dans un mouvement qui n’est plus celui du progrès, elle est l’image même de notre rapport contradictoire au temps. La construction déséquilibrée n’est le trait d’union de rien. Elle s’impose d’elle-même, monument symbolique dérisoire, dans lequel s’échelonnent des niveaux sans sens particuliers. On pourrait même y planter les premiers clous de l’écriture. Mais, à la fin, il ne reste plus que dispersion et confusion dans un propos à l’allure incohérente, suivi d’un terrible constat. Condamnés que nous sommes à oublier la logique originelle des images, c’est-à-dire la reconnaissance et le savoir, le bouleversement des représentations est la condition première d’une nouvelle vision. Patrick Tosani ne renie pas la dimension apocalyptique de son travail.

On envisage d’ériger une tour gigantesque que pour échapper aux désastres. Les constructions de Patrick Tosani sont sujettes à des déluges réguliers. Des crues de peinture noient les habitations. Des éléments liquides se figent sur des architectures minimalistes. L’orgueil du photographe est sans limite. Se croyant égal aux dieux, ce qui reste l’apanage des artistes, il organise une submersion colorée et informelle. Il pervertit avec jubilation l’ordre des arts. Une forme d’impureté devient la condition de possibilité de la photographie. Toute une réunion d’accidents imprévisibles installe le devenir d’une pratique qui fait appel aux discontinuités plus qu’à l’actualité. Ce n’est pas seulement l’identité culturelle de la photographie qui est mise en péril mais sa conscience historique. Le médium n’est plus missionné pour conserver la mémoire. Il expose des affects et s’amuse des artifices du fard. Il s’affirme tromperie. La peinture informelle expulse l’ordre établi et ses conventions esthétiques. La couleur au centre du geste pictural retrouve une puissance inégalée de destruction et de renaissance de l’objet photographique. Ce sentiment vital de reconquête des attitudes simples déclare la nécessité de la régression. Le spectateur est confronté à une version carnavalesque de la peinture, à l’œuvre d’un histrion expressionniste. Les coulées, ces « All over pictural, all over objectal », saturent le corps de l’objet sans hiérarchie aucune. Et paradoxalement, la proximité avec le corps de l’artiste et le support de l'expression est disqualifiée. Critique du sentimentalisme, rien ne résiste aux flots délirants. Le « dripping » des temps héroïques de l’expressionnisme fait place à une dynamique absurde des fluides.
La photographie, parce qu’elle s’autorise tout, doit s’opposer à l’autorité et à l’histoire linéaire des images. Déversement indéterminé de liquide amniotique, le déluge tosanien peut être considéré comme un baptême inaugural.

Du lait qui stagne sur un pantalon imbibé est une tragédie. Des verres de lait inégalement répartis sont une tragédie. Comme dans toute bonne pièce classique, tout s’expose dans l’unité du lieu et de l’action.
Quelle est la nature de cette mare blafarde et opaque ? Le liquide blanchâtre est évidemment cet aliment bénéfique que l’on verse sur ce qui doit revivre. Il féconde. Mais le lait, matériau de la vie et nourriture par essence, porte en lui la mémoire de combats immémoriaux. Il exhale l’odeur ancestrale des luttes entre peuples nomades et pasteurs dans l’antique pays du miel et du lait. Avec ses réminiscences aigres, il empeste la photographie. Ce mets délicieux chez les anciens est l’enjeu de toutes les convoitises. Son caractère sacré se répand là comme du lait d’ânesse pour la jouissance de quelques-unes quand on le soustrait aux nourrices.
Il n’en reste pas moins, comme le fait remarquer Michelet dans « La Femme », que le contact avec le sein est le premier regard.

Ne touche pas à la femme blanche. Le geste qui consiste à recouvrir une statuette, un modèle pour artiste, d’un voile blanc correspond à la plus haute puissance du mensonger. Ou disons plutôt lui confère un autre mode d’existence. Ici, on repeint sur la photographie agrandie du modèle. En somme, le principe générique de la pellicule, seconde peau, vient appuyer l’idée qu’un objet de peu d’intérêt peut accéder au statut d’œuvre d’art. La copie falsifiée, en devenant autonome, acquiert l’aura qui manquait à la reproduction. Le référent et sa réalité substantielle se sont retirés et, heureusement, restent introuvables. Le double, conséquence de la mutation, figure fantomatique, est enfin en prise avec la réalité.

Le voile posé sur le corps de la femme statuette fait écran. Sous ce recouvrement se cache un visage, une figure, une représentation féminine. L’enveloppe blanche est tout à la fois insignifiante et fatale. Cette apparence futile est l’hymen, la membrane virginale, interdit et offrande. Le regard exclu et retenu ne rêve que de percer le secret ultime pour mieux pénétrer au cœur même de l’origine. Au-delà de ce blanc se trouve, peut-être, la satisfaction d’accéder au vrai savoir ; il n’y a de possession que dans le renoncement ! Patrick Tosani insiste sur le processus de remémoration et d’oubli qui gouverne l’économie des images. Ce qu’il y a derrière la pellicule est souvenir et refoulement. Ce qui se dérobe à la vue se découvre. L’indescriptible se manifeste quand l’impénétrable se dévoile. L’ambivalence du recouvrement opère la conversion de la représentation. Dans ce qui se présente comme une interruption du récit, quelque chose d’indicible et d’énigmatique surgit pour mieux disparaître.
Dès lors, l’écran, figure centrale de l’œuvre, fournit le cadre général de l’énonciation. Il n’est pas une image ! Il est le seuil de la maison-représentation où il remplit la fonction précise de marquer la frontière entre la réalité et l’inconnu. Il est plus qu’une simple surface projetée. Il délimite, certes, mais surtout il signifie. Autre peau, autre pellicule, il organise le passage et l’arrêt sur image, ordonnant l’échange du sensible. On sent ici combien il est nécessaire de transformer la nature, la texture et la taille des images originales. Une économie du transfert qui gère des flux multiples, les bruits du monde, des fragments de corps et les restes de l’auteur. Si la projection porte en elle l’héritage du spectacle et la magie originelle des lanternes magiques, elle entrelace la représentation « artistique » et la connaissance. On ne sait alors ce qui relève de la pensée et de l’affect. Quel que soit le champ dont elle relève, les flux d’images dans l’œuvre de Patrick Tosani conjuguent transport et perte d’informations. Les photons, phénomène lumineux, matérialisés se contractent ou se dilatent. Ils se dispersent ou se déforment. Sur ce qu’on ne peut plus considérer comme une surface blanche et vide, piégées dans des cadres aux configurations aléatoires, ces images prennent corps. Littéralement. Elles font preuve d’une présence due au souffle de vie de l’émetteur. Ce qui dans la projection est appelé à disparaître s’inscrit ici dans la longue durée.
La chair, le biologique, les humeurs, ce qui est destiné à pourrir reste disponible et s’incarne. Le monde sensible ne nous fournit aucune expérience de la pérennité. L’acte photographique des « Masques » est un des rares exercices sur le mensonge initial de la perspective. Phénomène illusionniste, tout comme le titre, l’objet joue sur la confusion entre le contenant et le contenu. Il faut donc renoncer à considérer la matière comme périssable. L’évidence est l’ennemi du photographe.
L’artifice photographique procure une autre expérience du corps concret. Patrick Tosani nous avait habitués à brouiller les repères habituels de la représentation humaine. Agrandis, morcelés, on voudrait nous faire croire que le corps et ses détails prescrivent les configurations de la représentation, on ne s’y prendrait guère autrement. Les manipulations de l’image sont alors l’événement principal dans un renversement des priorités. Les dispositifs nombreux dont Patrick Tosani usent enchevêtrent le corps humain sur et dans le corps du bâti.

Le spectateur occupe une place centrale dans ce dispositif. Il risque de se perdre dans l’apparente complexité d’un projet qui suppose l’émancipation des contraintes. Si celui-ci n’engage pas sa conscience, la proposition tosanienne n’est pas pertinente. Elle ne cherche pas à orchestrer des regards, ce qui se passe sur les photographies convoque la subjectivité suscitée par la curiosité. Le spectateur, citoyen du monde des images, évolue dans un environnement perturbant pour les sens. Face aux images de Patrick Tosani, la tentation est grande de fuir. Mais pour peu qu’il s’arrête, le spectateur, à la lumière de cette continuelle provocation rétinienne, au contact d’une entreprise originale, se surprend piégé et séduit par le changement de registre opéré. Il n’y a plus ces grandes connexions qui font l’œuvre. Disparues les grandes machines artistiques et les petites dérisions, mais des circonstances se succédant sans histoire précise.

La fonte de glaçons libère des situations figées en attente de bouleversement. Ce gros plan sur des miniatures étale au premier plan une séduction joyeuse digne des premières jubilations de l’enfance. A l’écart de tout récit linéaire, on se recommande d’une autre raison qui ne sollicite pas des enchaînements logiques. Les rapports entre objets, entres corps et objets, entre architecture et corps en étant systématiquement brouillés renversent l’ordre des priorités et réinscrivent dans le même propos liberté et durée. Il nous est demandé de partager dans un espace mental commun l’expérience du sensible au travers d’objets inutiles, débarrassés de leur valeur usage. Voilà le domaine de l’essentiel, un transport vers l’ailleurs, l’ouverture sur un monde étrange, celui de « l’œuvre-temple », cher à Heidegger. Quand la matérialité du monde laisse entrevoir la place du sacré, la tension entre les phénomènes et l’imaginaire. La réalité est une suite de comportements dialectiques entre les choses et leur gouvernement. On accède à la connaissance qu’en se défaisant de l’extériorité des choses, la conséquence du pragmatisme de la marchandise.

Plus fondamentalement, Patrick Tosani nous exhorte à contester l’essence de l’œuvre comme avènement de la vérité tout comme il s’oppose au sentimentalisme. Il nous propose d’entrer dans l’expérience jubilatoire de la déraison, un espace sans fin dans lequel le corps de la photographie peut exprimer l’aléatoire. Deux formules qui autorisent le sensible à être autre chose que la membrane de l’intellect. Ainsi, l'expérience des images de Patrick Tosani constitue l'incitation la plus pressante à reconnaître nos propres limites. Contrairement aux images qui en sont, elles, dépourvues.
On voit bien que quelque chose ne va pas. Une religieuse aux couleurs de l’aluminium. Ce que l’on attend habituellement du plaisir n’est ici jamais conforme aux normes du désir. Une simple modification structurale bouleverse l’ordre de l’harmonie traditionnelle. Le caractère propre du genre, le goût, est mis à mal par une provocation visuelle. Le recouvrement métallique, cet élément hétérogène, inscrit le désaccord entre le normal et la monstruosité. L’objet sacrilège et disproportionné n’en reste pas moins équilibré, un bel ensemble sculptural. Certes, il rebute mais il fascine. On discerne parfois dans la diversité des sensations offertes une esthétique de l’incarnation, voire même un certain idéalisme. Pourtant, Patrick Tosani ne hait rien tant que le formalisme. Contre cette tentation, ce refus de se répandre dans le symbolisme, il impose son être propre, sa présence en garantie de la validité des images. C’est le corps lui-même qui devient la volonté même de la photographie.
Le monde physique de Patrick Tosani ne nous sera jamais familier. Pour le photographe, la réalité photographique ne va pas de soi. Quand nous regardons toutes les entités qui nous entourent, nous les voulons évidentes, conformes à ce que nous entendons. Nous n’arrivons pas à nous défaire de l’apparence et de l’ornement. Voilà pourquoi l’allègre lucidité de Patrick Tosani ne se pose pas en puissance prescriptrice. L’art silencieux qu’il pratique est une maquette théorique et pratique. Cette dernière résulte d’une expérience d’atelier qui s’apparente à un mode traditionnel de production. Elle confie le commentaire au spectateur à qui on enjoint de répondre aux provocations faites au sens commun. Sur le mode de la surprise, en rupture avec tout historicisme, avec l’enfer des références cultivées, elle formule à chaque fois la même question. C’est une supplique faite au regardeur moderne de voir, non plus du point de vue de l’usage et des conventions, mais au-delà et en-deça. A chacun de nous de retrouver ce regard hagard et résolu qui est celui du non-voyant, de l’aveugle. La condition de ce dernier l’autorise à saisir des réalités que la vision viciée échoue à saisir. Tandis que nous errons dans l’illusion, aveuglés par trop d’apparence, ceux qui vont ignorant les mirages de la société du spectacle, peuvent espérer entrevoir les vraies réalités.


François Cheval